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Analyse stratégique d’une population – Chasse aux bonnes raisons

L’analyse stratégique d’une population pourrait aussi s’appeler l’analyse stratégique, tout simplement puisque c’est ainsi que l’appelait Crozier. Mais d’une part cela prêterait à confusion d’une part avec l’analyse de la stratégie de l’organisation et d’autre part je trouve que cette analyse est très très pertinente pour une population identifiée. Si on a beaucoup de populations impliquées c’est plus compliqué.

Elle aurait pu aussi s’appeler, et d’ailleurs c’est ainsi que nous l’appelons souvent, chasse aux Bonnes raisons . Mais pour éviter de mettre des « bonnes raisons » partout, j’ai décidé de l’appeler par son nom le plus précis, même si je ne peux m’empêcher de conserver le nom initial.

Protocole dans le cas d’un diagnostic de niveau 2

Cette analyse comprend sur le fond (au niveau 2) 5 étapes. Qui sont présentées dans la vidéo suivante (je suis désolé que le son ne soit pas plus fort)

Reprenons ces cinq étapes

  1. Définir le problème, si possible sous la forme « nous n’arrivons pas à … » parfois appeler plafond de verre par extension de l’image du plafond de verre des femmes n’arrivant pas à atteindre les derniers échelons d’une organisation. Je recommande vivement d’écrire ce problème et de chercher un consensus sur les termes employés car la précision des termes aide à « make up his own mind ».
  2. Une fois le problème identifié il faudra alors cartographier les acteurs en utilisant le Sociogramme.
  3. Puis modéliser le comportement de ces acteurs à travers l’ERC.
  4. Puis faire des hypothèses expliquant le comportement et ainsi expliquant le problème. Généralement cette phase d’hypothèse est itérative : on fait des hypothèses, on va les tester, elles se révèlent partiellement fausses, on approfondit l’analyse (par exemple en reformulant l’ERC) puis on reste un nouveau jeu d’hypothèse et ainsi de suite jusqu’à ce notre modèle tourne.
  5. Une fois que le modèle « tourne » alors on peut chercher les leviers pour changer le système. Pour s’aider dans la quête des leviers on peut s’inspirer des 5 dernières règles de Smart Simplicity.

Voyons ce que cela donne sur un exemple issu de Smart Simplicity.

 

Protocole dans un diagnostic de niveau 5

Pour adapter cela à un diagnostic de niveau 5 il faut prévoir plusieurs ajustements :

  • Tout d’abord le problème (la phase 1 ci-dessus et 0 dans la vidéo) doit être bien défini avec les dirigeants en amont.
  • Ensuite on doit aussi identifier la population cible car l’idée c’est de réunir un échantillon de la population cible pendant au moins 3h pour faire avec eux l’analyse de leur situation.
  • Enfin on doit calibrer les objectifs de la réunion : dans la majorité des cas il sera impossible d’arriver jusqu’à l’étape des hypothèses en une seule réunion. Ce calibrage impacte le dispositif puisqu’en fonction des objectifs il faudra prévoir plusieurs réunions de l’échantillon de population avec, ou non,  coordination entre ces réunions.

A partir de là, le protocole de l réunion est le suivant :

  1. Baromètre  sur la question « Comment je me sens dans mon job ?». Cette première étape vise à la fois à collecter de l’information et au skills building
  2. Ensuite Sociogramme selon la méthode présentée dans le post.
  3. Puis ERC  idem avec la méthode présentée.
  4. Enfin, si on la temps, test d’hypothèse

Bien entendu à la fin de la réunion il faut envoyer le travail aux participants.

Nous avons longtemps discuté de savoir s’il vaut mieux faire ERC d’abord (c’est plus simple) et ensuite sociogramme. Aujourd’hui je crois qu’il faut suivre la méthode au fond, c’est-à-dire cartographier d’abord les acteurs puis expliquer les comportements. En premier lieu la cartographie sert alors plus d’entraînement, mais comme on ne cherche pas la régulation des mauvaises relations, mais simplement l’information cela fonctionne dans ce sens. Si on cherchait la régulation il faudrait le faire dans l’autre sens. Mais je ne crois pas que la régulation soit compatible avec l’élaboration. Ce sont deux énergies différentes. Enfin, dernier argument et non des moindres, l’ERC c’est très dur, surtout pour trouver le véritable enjeu, il faut tâtonner car l’enjeu est inconscient. Pour pouvoir aider les participants à distinguer leur véritable enjeu il est très précieux d’avoir toutes les informations possibles, notamment sur les relations facilitantes et difficiles.

Les bonnes raisons

Cette heuristique a vraiment été construite au fil du temps. A force de fréquenter les livres des sociologues, d’appliquer leur pensée dans mes projets j’en suis venu à me convaincre que dans toute situation un peu conflictuelle, que ce soit dans une équipe, une organisation, un binôme (même dans un couple), on comprend rarement la raison qui pousse l’autre à faire ce qu’il fait. Or j’ai observé de manière répétée que le fait de chercher ces bonnes raisons suffit à diminuer l’intensité du conflit. Et les trouver cela permet de le résoudre, sans nécessairement que personne ne change d’avis. Le fait d’avoir le sentiment « j’ai été entendu » suffit bien des fois.

L’heuristique est la suivante : énoncer AVANT toute discussion que nous allons chercher ensemble à comprendre que chacun a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait. Que c’est une recherche courageuse, mais qui porte des fruits. Que chercher suffit, c’est la clarté de l’intention qui compte.

Le problème auquel j’ai vite été confronté lorsque nous cherchions les raisons d’un comportement, c’est que j’étais seul à porter cette idée ce qui transformait les discussions en joutes verbales teintées de moralité. Cela n’avançait pas. Du jour où j’ai énoncé cette heuristique AVANT cela a tout changé.

Avant un différend, tout le monde tombe assez facilement d’accord pour appliquer cette heuristique. Donc quand arrive le moment critique il n’y a qu’à rappeler l’heuristique pour que chacun remonte en selle, se remette en recherche, ce qui fait disparaître la joute.  Dans les équipes expérimentées ce sont les participants qui se chargent eux-même du rappel (car tout le monde, moi le premier, a besoin d’aide pour chercher). Si j’énonce l’heuristique lorsque la joute a démarré, cela ne marche plus car les personnes sont trop prises dans leur jeu.

Pour moi c’est la plus importante des lignes de conduite.

Ce n’est que récemment que j’ai trouvé cette citation d’Erhard Friedberg (co-auteur avec Michel Crozier de l’acteur et le système) qui résume parfaitement pour moi le principe des Bonnes raisons :

« Rechercher les « bonnes raisons » derrière ces faits, sans immédiatement porter un jugement sur eux. L’espoir sous-jacent, qui s’est révélé fondé par la suite, était que l’on parviendrait ainsi à découvrir des faits nouveaux, qui ne coïncideraient pas nécessairement avec les croyances, les opinions, les convictions et les interprétations existant au sein du système et qui permettraient donc de les relativiser et problématiser à leur tour. »  dans Le pouvoir et la règle.

Nous appelons même maintenant l’analyse Crozier la « chasse aux bonnes raisons » comme présenté dans cette vidéo (le lien permet d’accéder au protocole complet) :

 

L’inclusion utile

J’ai beaucoup abusé de cette heuristique que j’ai découvert comme une nouvelle loi de la gravité en travaillant avec Fabrice Clément. J’ai découvert par l’expérience que la première dimension de l’élément humain de Will Schutz était sans doute la plus importante. (une description des trois dimensions).

L’heuristique est la suivante : avant de faire travailler des gens qui ne sont pas vus depuis longtemps, ou qui vivent des problèmes comme relationnels, faites leur avoir le maximum de contacts entre eux.

Quand il y a un déficit d’inclusion les personnes collaborent moins bien, de manière inconsciente (voir le graphique ci-dessus) : tout le monde connait des personnes qui s’opposent dans les réunions « juste pour exister ».

Ce que j’ai expérimenté en suivant Will Schutz, comme un peu magique au début, c’est que si vous augmenter le nombre de contacts entre eux en les faisant se parler deux par deux par exemple, et si vous avez réussi à trouver le bon thème de discussion, cela va faire que tout le monde « se sentira exister » et du coup les conversations qui suivront seront beaucoup plus apaisées. Cela s’entendra, car le niveau sonore dans la pièce va beaucoup augmenter !

Je crois que c’est le coup de génie de Will Schutz d’avoir compris qu’en grande partie les organisations créaient des déficits d’inclusion, centrées qu’elles étaient sur le travail (lui dit le contrôle). C’est coup de génie que Vincent Lenhardt a repris et popularisé.

Antifragilité : Lorsque les personnes arrivent à se connecter entres-elles elles sortent de l’exercice avec une grande énergie et une meilleure connaissance mutuelle. C’est bien antifragile. Si on peut grâce à une image les aider à donner du sens à leurs sentiments, c’est encore plus antifragile !

Aujourd’hui j’utilise l’inclusion avec plus de précautions dans les projets car si elle ne vise que le contact, les gens ont l’impression de perdre leur temps, et ils ont de bonnes raisons de penser cela. Donc il ne faut pas qu’ils perdent leur temps. Donc je cherche des moyens de faire de l’inclusion utile. Je sais que c’est une aberration pour certains mais plus j’avance plus je me rends compte que le décalage à apporter dans les organisations doit rester modéré, car s’il s’avère trop gros toutes les techniques ne fonctionnent plus.

Dans une organisation, si tout le monde est là c’est en premier lieu pour faire son travail pas pour avoir des amis ou se développer personnellement. De mon point de vue les exercices d’’inclusion doivent donc servir à combler les déficits d’inclusion, pas plus. Si on arrive à leur donner un sens, c’est-à-dire un peu de contrôle pour reprendre les dimensions de Schutz, alors cela aidera encore plus les personnes car elles trouveront un sens à leurs sentiments. Pour faire cela il faut habilement basculer d’une séquence d’inclusion à une partie de contrôle, encore une fois ne pas trop la faire durer. C’est ce que j’appelle l’inclusion utile. Donc l’inclusion ça marche, mais c’est comme le sel, faut pas en mettre trop !

Le principe de Dupuy

Cette heuristique toute simple m’est venu en relisant « la sociologie du changement » de François Dupuy .

L’heuristique est la suivante : Lorsque l’on écoute une organisation les différentes équipes avec lesquelles on travaille ont besoin qu’on leur dise ce que nous avons entendu

Je ne suis pas sûr qu’il serait d’accord avec mon utilisation de son patronyme, mais il reste que c’est vraiment en le fréquentant que j’ai appris ce principe tout simple. Enfin tout simple, ce n’est pas si simple lorsqu’on veut mettre en place l’écoute Hi-Fi  d’appliquer en même temps le principe de Dupuy. Car l’écoute Hi-Fi  en gros c’est  « tais-toi et écoute fidèlement », et le principe de Dupuy c’est « dis leur ».

Pourtant il faut bien faire les deux mais séquentiellement :

  1. Se taire longtemps pour écouter avec attention, personnellement je prends des notes,
  2. Ensuite parler en faisant des liens avec des choses vues ou entendues (et utiliser ses notes).
Antifragilité : Lorsque qu’une personne ou un groupe entend l’intervenant leur dire ce qu’il a entendu cela les conforte dans l’importance qu’ils ont (inclusion). Si vous avez déjà un avis et que vous le donnez, tant que vous ne suscitez pas de faux espoirs, cela accroitra leur confiance en vous et dans la démarche. Dans les deux cas ils ressortent plus confiants c’est bien antifragile.

Attention : si je me tais mais que je n’écoute pas fidèlement, lorsque je vais parler, le retour sera immédiat et massif : je serais contré. Si cela vous arrive dîtes vous que ce sont eux qui sont #skininthegame donc ils savent. Ne rentrez pas dans une joute oratoire inutile d’autant que cela n’est jamais très grave. Mieux vaut le savoir mais seule expérience donne vraiment l’énergie de prendre des notes précises (et fidèles).

Si vous doutez de ce point faîtes l’expérience suivante : enregistrez-vous. En écoutant l’enregistrement, ou mieux en relisant la retranscription de cet enregistrement vous verrez que nous ne sommes pas facilement fidèle à ce que les personnes disent. Nous ne remployons pas toujours les mêmes mots. Si vous êtes comme moi vous vous rendrez compte que vous parlez parfois trop, répétant des choses déjà dîtes, coupant le flux de votre interlocuteur. C’est en relisant une retranscription que j’ai définitivement ancré cette heuristique en deux parties: 1 tais-toi et note et 2 dis leur avec leurs mots (grâce à tes notes).

Le sociogramme

Le sociogramme vise à mieux comprendre le contexte de travail d’une population donnée en étudiant ses interactions avec les autres populations. Ce que nous cherchons à comprendre c’est la nature de la coopération en se basant sur la splendide idée de CrozierMorieuxDupuy  comme quoi une organisation est faite pour la coopération.

Quand on y pense deux minutes c’est évident : pourquoi toutes ces personnes ont-elles décidé de se voir tous les jours si ce n’est parce qu’en coopérant elles pourront faire quelque chose qu’elles ne peuvent faire seules.

La mise en graphique est relativement simple : on met l’acteur de la population concernée au centre et on trace toutes les relations qu’il a avec d’autres populations, sans tenir compte de l’organigramme. Sur l’image ci-dessous on voit l’application du sociogramme au cas Interlodge isssu de Smart Simplicity, l’ouvrage de référence de Yves Morieux et Peter Tollman. On retrouvera une description complète de ce cas dans la vidéo qui se trouve sur l’article de diagnostic de population.

Ensuite une fois ceci fait on colore les relations entre les acteurs afin de montrer qui s’entend bien avec qui.

Dans ce graphique nous avons utiliser le code couleur du baromètre : en vert les relations qui sont « bonnes » et en rouge les relations qui sont « mauvaises ». Il y a plusieurs lignes car les relations sont qualifiées dans les deux sens : parfois A s’entend bien avec B mais B ne peut pas supporter A. L’homme est ainsi fait…

Attention à l’interprétation il ne faut pas oublier qu’on cherche à comprendre la nature de la coopération, pas des relations.

  1. Ainsi une mauvaise relation pourra être le signe d’une coopération ou d’un problème. Dans le graphique ci-dessus par exemple BT ne s’entend pas avec GR mais ils coopèrent. C’est dur, donc la relation est rouge, mais ils coopèrent. Alors qu’avec RM ils n’arrivent plus à travailler ensemble. Donc ils ne coopèrent plus ce qui bloque l’organisation.
  2. Une bonne relation pourra être le signe d’une bonne collaboration (BT et FW dans le graphique à ou d’un évitement convivial (AG BT). Dans l’évitement on s’entend bien mais uniquement parce qu’on évite d’aborder les problèmes évitant ainsi de s’engueuler pour les résoudre.

Donc attention dans l’interprétation du graphique, avoir la « couleur » de la relation ne suffit pas : il faut bien comprendre le contexte. En l’occurrence dans le cas présenté, le simple fait de distinguer relation et coopération a beaucoup aidé les personnes à mieux vivre leur travail et de ce fait à résoudre le problème posé.

Il y a deux grandes manières de faire cette analyse, une première au niveau 2 des diagnostics collectifs et une seconde au niveau 5 .

  • Au niveau 2 c’est le consultant qui fait l’analyse au vu des observations. C’est ce qui est montré dans la première photo (Interlodge) et dans l’ébauche de cas ci-dessus. Cette méthode est plus rapide sur le plan du fond mais moins transformante sur le plan de la forme.
  • Au niveau 5, la forme devient plus transformante : on demande aux participants de faire leur propre analyse de leurs relations en les qualifiant (par exemple en notant de 1 à 10 ou de vert à rouge). Cette manière de faire demande de réunir un échantillon de la population. L’avantage c’est que les personnes présentes vont réagir aux propos les uns des autres et ainsi donner une compréhension plus riche du contexte. Cerise sur le gâteau, elles prendront conscience de choses qui les aideront à mieux vivre la situation.

De manière simplifié le protocole pour faire un sociogramme de niveau 5

  1. On commence par demander aux participants de faire l’inventaire des fonctions avec qui ils sont en relations, par exemple en écrivant sur des post-its
  2. Puis le consultant crée des clusters, des paquets, de fonctions qui sont similaires, qu’il peut regrouper comme sur le graphique précédent. Il peut aussi écrire de nouveaux post-its de synthèse. J’ai une préférence pour la clusterisation, car les participants gardent ainsi sous les yeux leur production, pas celle du consultant.
  3. Une fois clusterisées les relations, on demande aux participants de les qualifier en les notant ou comme dans le dessin ci-dessous à l’aide du baromètre qui va permettre aux participants de color-coder leurs relations (vert super, rouge horrible).
  4. Enfin, le consultant fait une moyenne des qualifications et vérifie avec le groupe que cette moyenne a bien un sens. Cette vérification révèlera à coup sûr des éléments très précieux du contexte.
  5. Ensuite généralement, on passe à l’ERC

Michel Crozier – Sociologie des organisations

Intellectuel français, mandarin des glorieuses années 60-70, Michel Crozier à popularisé la sociologie des organisations. Son approche est résumée dans l’acteur et le système qu’il a écrit avec Erhard Friedberg (auteur du Pouvoir et la règle). De mon point de vue son œuvre comprend deux parties qui sont assez souvent mêlées. D’une part une analyse très poussée et très robuste de l’action collective, la sociologie des organisations à proprement parler, telle que nous en avons récupéré les outils. D’autre part il mène une réflexion assez large et stimulante sur la société en générale qui occupent beaucoup ses pages. Il fut au centre de mai 68 (Professeur à Nanterre il avait Cohn-Bendit dans son cour) et a toujours attaché beaucoup d’importances à la réflexion sur la société  (La société bloquée en 1971, Quand la France s’ouvrira en 2002).

Il fut l’initiateur d’une école complète de pensée à laquelle François Dupuy  et Yves Morieux  se rattachent officiellement. Il a réellement permis de penser différemment l’organisation, même si on retrouve beaucoup de points communs avec d’autres penseurs de l’organisation de la même époque qui arrivent aux mêmes conclusions par d’autres voies (Mintzberg, Christiansen ).

Les idées clefs

Cela me paraît impossible de résumer ici les idées clefs de Crozier. Je vous invite plutôt à le lire, par exemples les excellents cas de Lentreprise à l’écoute. Si je m’y essaye tout de même je dirais que les idées clefs sont les suivantes (j’en oublie) :

  • La rationalité limitée : chaque acteur d’un système a une raison rationnelle, qu’il appelle stratégie, à son comportement, raison qu’on ne comprend pas sans l’écouter et l’observer avec attention. L’analyse stratégique selon lui consiste à analyser l’organisation pour comprendre cette stratégie. Une fois qu’on l’a comprise il est alors beaucoup plus facile de faire changer le système comme dans l’exemple célèbre du jeune ingénieur de la Seita.
  • L’écoute : pour arriver à comprendre ce que vivent les acteurs, il faut les écouter attentivement, mettre l’entreprise à l’écoute pour reprendre le titre d’un de ses livres.
  • Le pouvoir : comme le montre la vidéo ci-dessous, le pouvoir, c’est-à-dire la capacité à agir, est centrale dans son analyse. Je trouve qu’il n’est pas très clair sur ce sujet alors que Friedberg dans le pouvoir et la règle l’est beaucoup plus.

Concepts intégrés à la pratique

Les concepts intégrés sont issus des travaux de Morieux  et Dupuy  que je trouve beaucoup plus « rationnels » et moins politiques. Alors que Crozier est vraiment marqué par son époque avec sa rare qualité d’écriture et son analyse reste très marquée par le marxisme et la psychanalyse lacannienne, tout deux prégnants à cette époque. Cela donne de belles percées comme les premières pages de l’acteur et le système où il décrit l’action collective, mais cela mène aussi à des interprétations qui, lorsqu’il généralise à la société, vont un peu trop loin de mon point de vue.

Ce que je n’achète pas

Comme dans ma pratique je pousse l’idée friedbergienne de « Bonnes raisons » toute interprétation analytique de type politique ne permet pas de comprendre les bonnes raisons. Pour reprendre le cadre marxiste, dominer quelqu’un ce n’est pas à proprement parler une « bonne raison ».

Plus généralement je pense qu’il y a un problème d’échelle à côté duquel il est complètement passé : de mon point de vue (et je suis Taleb  là-dessus), le comportement d’une organisation moyenne (disons une usine) n’est pas le même qu’une grande corporation (disons 30 000 à 100 000 personnes) et encore moins d’une nation complète. S’appuyer sur une expertise des organisations pour parler de la société (La Société Bloquée) est très intéressant mais c’est sortir de la zone de validité de son expertise. Cette extrapolation du au fait d’avoir un nom a beau être générale, je ne peux la suivre.

ERC – Enjeux Ressources Contraintes

Comme le sociogramme l’ERC vise à mieux comprendre le contexte de travail d’une population donnée en étudiant cette fois le trio Enjeux – Ressources – Contraintes de la population. Ce que nous cherchons à comprendre c’est la nature de ce qui génère les comportements, ce que Crozier  appelle la stratégie des acteurs.

« On appellera « ressource » ce que l’acteur peut mobiliser pour résoudre un problème; on qualifiera de « contrainte » ce qu’il doit affronter. Il en résulte qu’un acteur n’a pas de contraintes ou de ressources arbitraires : il n’en a que par rapport à ce qu’il cherche à obtenir [c’est-à-dire ses enjeux]. » François Dupuy in Sociologie du changement 

« Le comportement est la solution que les gens trouvent pour atteindre leurs objectifs [Enjeux], résoudre leurs problèmes compte tenu des ressources et des contraintes qu’ils rencontrent dans leurs situations de travail. En ce sens, les comportements doivent être traités comme des stratégies rationnelles. […] si ils avaient une meilleure solution ils auraient agi autrement » Yves Morieux in Smart simplicity 

 

La mise en graphique est relativement simple : on met l’acteur de la population concernée au centre et on trace un triangle avec les enjeux en haut (le but) les ressources à gauche et les contraintes à droite. Sur l’image ci-dessous on voit l’application de l’ERC au cas Interlodge base de Smart Simplicity .(ce cas est décrit en vidéo dans l’article Chasse aux bonnes raisons qui présente le protocole complet de diagnostic d’une population)

Ensuite une fois ceci fait on chercher à expliquer les comportements à partir ce qui a été trouvé comme enjeux ressources et contraintes. Ainsi sur le même exemple voici ce que cela donne :

Attention à l’interprétation : à ce stade ce ne sont que des hypothèses qui doivent être vérifiée avec les personnes concernées.

Comme pour le sociogramme  Il y a deux grandes manières de le faire, au niveau 2 ou au niveau 5 des diagnostics collectifs.

  • Au niveau 2 c’est le consultant qui fait l’analyse au vu des observations, donc à ce niveau il faut faire très très attention et aller tester ses hypothèses plutôt deux fois qu’une.
  • Au contraire au niveau 5 comme on demande aux participants de faire leur propre analyse celle-ci a déjà subit le stress-test.

Pour faire un ERC de niveau 5 on procède de la même manière que pour le sociogramme par l’inventaire puis le regroupement.

Puis une fois qu’on a clustérisé les ERC on peut jouer avec les hypothèses d’interprétations. Lorsqu’on tombe juste on le sens, car une partie des participants le disent (et une partie reste bouche bée). On applique ici l’heuristique du principe de Dupuy : une organisation a besoin qu’on lui dise ce que l’on a entendu.

Ici on voit dans l’exemple que nous avons utilisé un code-couleur de type baromètre , mais ce n’est pas utile d’entrer dans le détail ici car cela complique l’affaire (il faut des consignes spécifiques et une reclusterisation confrontative qui n’est pas appropriée dans tous les cas).

Christian Morel – Les décisions absurdes

DRH chez Renault, Christian Morel s’est intéressé aux organisations qui étaient très fiables (HRO) au départ comme un hobby. Il montre ainsi que certaines organisations font moins d’erreurs que d’autres et que celles-ci suivent certaines règles. Ce qui est très intéressant c’est que vous pouvez quasiment prouver la supériorité d’une approche. Par exemple comme on peut compter le nombre d’erreurs médicales (au moins aux USA), vous pouvez dire qu’un hôpital ou un service est plus efficace que d’autres par exemple pour opérer du bon côté (faisant baisser l’erreur d’un facteur 10). Avec cette notion de reliability il sort élégamment de la discussion sur les préférences. Pour prendre une application pratique, j’ai longtemps pensé, sans doute trop influencé par l’esprit coach, que mon goût pour les check-list venait d’une préférence personnelle limitante, que je faisais cela pour me rassurer, que je pouvais très bien réussir sans, d’ailleurs cela arrivait. Ce raisonnement légèrement psychologisant que je m’infligeais niait le fait que les check-lists permettent simplement de faire baisser le taux d’erreur. On réussit très bien sans, mais on échoue aussi parfois, et certains de ces échecs pourraient être évités par une check-list. Vous aimeriez que le prochain commandant de bord qui vous fasse décoller vous annonce « aujourd’hui je me sens bien, je ne vais pas suivre de check-list? ». Tout l’intérêt des travaux de Christian Morel c’est d’analyser les organisations sous le regard de leurs résultats en termes de sécurité. Cela l’amène à faire ressortir des métarègles de sécurité qui sont très utiles dans la vie réelle. J’adore sa manière de raisonner qui nous permet de sortir des préférences personnelles que nous avons tous sur les organisations. Je l’ai connu par l’intermédiaire de l’Ecole de Paris du management.

Les idées clefs

Son excellent travail de description des HRO (High Reliable Organisations) débouchent sur plusieurs règles :

  1. Speak up: les organisations efficaces mettent en place des règles, des structures pour favoriser la parole afin d’éviter les catastrophes comme celle décrite par mon associé Christopher Bockmann dans son article écrit pour La Boétie Partners. Cette idée fut à l’origine du post-it rouge du baromètre, une occasion de parler d’un problème que je vois et que je tais par peur des conséquences.
  2. Redondance : simple à comprendre : les avions de ligne ont trois systèmes de commande en cas de panne.
  3. Check-list : idem classique pour les avions, marchent très bien dans les hôpitaux
  4. Rétroaction : les systèmes antifragiles, comme l’aviation, analysent vite les erreurs pour chercher à ce qu’elles ne se reproduisent pas (ce qui demande que les gens puissent parler des erreurs).

Concepts intégrés à la pratique

Longtemps je n’ai gardé que les points 1 et 4 puis le 2 est devenu comme une évidence de professionnalisme d’abord dans la pratique (avoir deux sources de post-it pour toujours en avoir en cas de besoin par exemple.

  • Le point 1 a conduit directement au baromètre
  • La redondance et la check-list je les utilise toutes les deux en animations : redondance des moyens, redondance des explications (écrites et orales par exemple) et check-list de préparation
  • Le point 4 a conduite au principe du noyau qui se réunit régulièrement pour observer le système en tirer des enseignements.

Ce que je n’achète pas

La seule chose que je n’achète pas c’est le terme « décisions absurdes ». La première fois qu’un collègue m’a parlé de ce livre je me suis dit « si l’auteur dit décisions absurdes c’est qu’il va rester à un niveau de blâmer-ces-idiots et cela ne va pas m’aider ». Du coup j’ai perdu 3 ans car le livre est très sérieux. Je ne pense pas qu’il soit utile d’humilier les gens qui font des erreurs (c’est d’ailleurs le principe du livre) car cela ne les aide pas à changer d’avis. J’avais sans doute mal interprété « absurde ».

François Dupuy – Sociologie du changement

Consultant indépendant et essayiste reconnu François Dupuy  est comme Yves Morieux disciple de Crozier. Il est connu pour ses essais sur le monde du travail (la fatigue des élites, Lost in Management…) mais je trouve que la partie la plus intéressante de son travail se trouve dans Sociologie du changement. Ce livre explique de manière détaillée et illustrée la manière de pratiquer la sociologie. Comme François Dupuy est consultant depuis 40 ans, en a formé beaucoup dont certains avec qui j’ai travaillé, on retrouve cette compréhension du praticien dans ce livre. C’est grâce à lui que j’ai réellement compris Crozier.

Les idées clefs

Les idées clefs du livre sont nombreuses :

  • Le primat du réel : l’organisation est un monde complexe dont on ne peut pas connaître le comportement a priori, la « surprise de l’action collective » selon Crozier. Seule l’observation du réel permet de comprendre le comportement d’une organisation
  • La rationalité limitée des acteurs : chaque acteur prend, dans son contexte, les meilleures décisions possibles. Il faut donc comprendre son contexte pour comprendre ses comportements.
  • Les leviers : il faut comprendre le contexte pour trouver les leviers pertinents

Concepts intégrés à la pratique

Les concepts intégrés sont ceux issus de la sociologie des organisations :

  • Le sociogramme qui représente sur un graphe les relations qu’un acteur a avec les autres acteurs et qualifie ces relations. C’est dans sociologie du changement que j’ai trouvé pour la première fois (et la seule) une représentation graphique du Sociogramme.
  • L’ERC qui décrit les Enjeux, les Ressources et les Contraintes d’un acteur en relation avec les autres acteurs (et donc avec le sociogramme). Une fois réalisé cet ERC permet d’expliquer le comportement d’une population.
  • L’écoute active : « une organisation n’a pas besoin que vous l’écoutiez mais que vous lui disiez ce que vous avez entendu ». J’en ai fait une heuristique que j’appelle le principe de Dupuy. Pratiquement cela conduit à ce que le consultant donne sa lecture à la fin d’un baromètre par exemple.
  • Ma formulation de la rationalité limitée (retrouvée chez Friedberg) : la chasse aux bonnes raisons. Je préfère la chasse aux bonnes raisons à rationalité limitée car je ne crois pas que toutes les décisions soient rationnelles au sens de prises de manière pensée (mentale). Voir à ce propos les trois centres.

Ce que je n’achète pas

Dans l’approche de François Dupuy, c’est comme si tout se passait au niveau de la compréhension. C’est génial car cela permet de trouver des leviers, mais il y a comme chez Morieux un « mépris » de l’approche Soft. Comme le dit très bien Crozier « on raisonne à capacité culturelle constante ».  Je trouve cela très très puissant pour découvrir des leviers que le système pourra s’approprier facilement, mais je trouve cela trop restrictif au niveau des dirigeants car une grande partie de l’énergie d’un projet consiste, de mon point de vue, à trouver comment aider les dirigeants à s’intéresser au problème. Et dans mon expérience, la compréhension ne suffit pas.

Yves Morieux – Smart Simplicity

Consultant au BCG, Disciple de Crozier, Yves Morieux (voir sa fiche BCG) est l’auteur avec Peter Tollman de Smart Simplicity. Ce livre explique de la manière la plus claire comment appliquer la sociologie des organisations. Ils ont un réel talent de conteurs et de pédagogues.

Les idées clefs

Les idées clefs du livre sont présentées dans deux vidéos TED. La première présente la thèse du livre : pour faire face à la complexité les organisations deviennent de plus en plus compliquées. Selon quelques conditions si elles s’appuient sur le jugement des acteurs elles pourront devenir plus simple, smart simplicity:

Si vous n’avez pas le temps de lire le livre complet vous pouvez

 

Attention je constate qu’en lisant le résumé l’on perd une grande partie de la compréhension. La première fois que j’ai lu Morieux j’ai eu l’impression d’une suite d’évidences, puis le relisant avec un problème à résoudre j’ai mieux intégré cette nouvelle manière de penser.

Enfin si vraiment vous n’avez pas le temps de creuser voici les 6 règles de la simplicité :

  1. Comprendre le contexte de travail : c’est la règle de base, celle qui conditionne toutes les autres, car pour décider de leviers d’action il faut bien comprendre le contexte. Généralement là que les organisations pêchent, pensent savoir, alors que la logique propre de chaque acteur se révèle généralement surprenante. Les 5 règles suivantes sont à mon avis des leviers au sens que François Dupuy donne à ce mot.
  2. Renforcer les intégrateurs : c’est-à-dire les fonctions qui sont critiques pour la coopération
  3. Augmenter la quantité totale de pouvoir : afin de donner à chacun les moyens d’accomplir sa tâche en ayant une « monnaie d’échange » dans la coopération
  4. Étendre l’ombre du futur afin que chacun soit confronté aux conséquences de ces actes
  5. Augmenter la réciprocité dans la même idée
  6. Récompenser ceux qui coopèrent car pour Yves Morieux la coopération est l’essence de la performance organisationnelle.

Encore une fois je vous invite à lire son texte car ce qu’il propose est réellement une autre manière d’appréhender l’organisation et comme toutes les nouvelles manières de penser, elle se prête mal au résumé.

Concepts intégrés à la pratique

Je n’applique pas à proprement parler Smart Simplicity dans ma pratique, tout d’abord parce que c’est une pratique du BCG et ensuite car je trouve que cela fait aller rapidement aux leviers (les 5 dernières règles) alors que je mets toute mon énergie sur la première (comprendre le contexte) qui revient à faire de manière structurée une analyse sociologique des organisations (ou analyse à la Crozier). Je trouve en effet que ce qui rend les dirigeants antifragile c’est de comprendre le contexte, pas de sauter aux solutions. Pour aider les équipes et les dirigeants à comprendre les contextes, les outils de base que j’utilise sont les suivants :

  • Le sociogramme, voir la page sur François Dupuy pour plus de détails
  • L’ERC et ce qui va avec la chasse aux bonnes raisons
  • Je recommande la lecture de Smart Simplicity car c’est un excellent livre pour apprendre cette nouvelle manière de penser.